À la découverte de vies alternatives
Un lieu d'expression. Un lieu pour soi où tous les coups sont permis et où les désirs s'envolent en toutes directions. Une condition seule importe au final, celle de s'engouffrer dans la voie où l'on se reconnaît. Car trouver un chemin et s'y retrouver, n'est-ce pas au fond ce que l'on recherche fiévreusement ?
Partir
ArbolSyMontañas
Des cornes & des hommes
Delirium sueño
Óla Portugal
Salvatrice Peniche
Colares minha ferida
Partir.
[Retour sur un départ]
Nous avons quitté les Landes un lundi 16 octobre. Entre le 27 octobre et le 14 novembre, je me suis attelée à un petit exercice, celui d’écrire tout ce qui me passait par la tête lorsque je repensais à notre départ. Ci-dessous, j'ai retranscris mes pensées et divagations.
27.10
Qu’est-ce que signifie « partir » ? Parmi la pluralité de sens que l’on peut glisser derrière ce mot, je vais tenter de cerner l’ampleur de ce qu’a représenté mon propre départ.
30.10
Quitter un endroit familier pour l’inconnu.
Prendre conscience de la distance qui existe entre le voyage rêvé, préparé, fantasmé et la réalité. Le voyage véritable tel qu’il est, avec ses embûches, ses contretemps mais aussi avec toutes ses potentialités, la puissance de ses promesses de liberté et ses émotions pures, intenses.
Partir c’est une course pour essayer de régler tout ce qui a été entamé et tout ce qui est en cours car une toute nouvelle vie vous attend. C’est aussi craindre de tomber dans l’oubli ou de finir par oublier ses acquis. C’est donc un tiraillement entre ses attaches, quelque soit leur forme et leur intensité, et l’envie d’aventure.
05.11
Partir c’est comme décider de claquer la porte une bonne fois pour toute à ses craintes de léthargies individualistes. C’est regarder ses convictions en face et choisir de les vivre pleinement, dans leur jus, loin des concepts lointains jamais éprouvés dans la sueur ni dans les larmes.
Partir pour agir, enfin ! Du moins pour apprendre le changement jusque là tant espéré. À présent, les rênes sont à portée de doigts et nos routes à tracer dans la direction qui nous anime, avec le véhicule qui nous ressemble et à la vitesse qui nous convient.
Partir c’est (ré)agir. L’idée du départ est un frisson qui vous parcourt et vous hante jusqu’à son accomplissement. Partir c’est une pulsion de vie face au quotidien qui étouffe et vous consume.
On peut partir en week-end, partir en voyage, partir en randonnée, partir en vacances, partir pour assister à des réjouissances de toutes natures, la motivation reste idoine : un profond besoin voire une urgence viscérale et absolue de s’activer, c’est-à-dire de mettre en route – de démarrer – son être oublié, refoulé dans l’implacable répétition d’une vie rangée, ordonnée et maîtrisée par et pour le travail. Un besoin vital de s’extraire de la mission qu’on nous impose dès la naissance, celle de se trouver une place dans la case correspondante.
Partir pour trouver des réponses aux questions restées en suspens.
Partir c’est croire qu’il existe un ailleurs autre, différent de son habitat familier. Un endroit porteur de nouvelles richesses encore jamais goûtées, d’espoirs à peine effleurés et de promesses inédites à sceller.
Partir c’est projeter un état d’être avec des attentes immenses et une image de soi qui comporte tout un tas de trous. Comme pour les jeux des numéros à relier jusqu’à deviner la figure qui se cache derrière, tu attends du départ qu’il t’apporte les clés pour compléter le puzzle de ta vie. Alors tu regardes ce qui reste devant toi, bras ballants, jambes flageolantes, la respiration irrégulière et entrecoupée et tu doutes. Tu te fais violence en quittant ton cocon quotidien, ta zone de confort durement méritée. Car oui, partir c’est aussi se propulser une nouvelle fois hors de son espace-temps originel pour aller à la rencontre d’un mystère abyssal. C’est quitter sa terre conquise, domptée puis apprivoisée au fil des années en échange de l’instable et du poreux, de l’étranger et du voilé, de l’obscur et de l’inexploré.
Partir c’est provoquer une occasion d’essayer de construire un autre soi, un autre quotidien. En partant, on peut encore chercher à s’imposer la production de résultats comme c’était le cas dans sa vie d’alors. Pour effacer une culpabilité liée au renoncement du schéma dominant et pour garder un contrôle sur ce qu’il peut advenir. Mais partir c’est abandonner le masque qui pèse sur soi depuis des années et le laisser choir sur le sol bitumeux qui borde les trottoirs de son enfance. C’est très difficile, c’est une évidence. D’autant plus que partir c’est aussi craindre le retour. C’est avoir peur de revenir les mains vides faute d’avoir su donner forme à la matière collectée ou d’avoir pu rendre compte de l’expérience vécue.
09.11
Partir en quête de sa force intérieure en s’accrochant à la croyance qu’elle se dévoilera sous l’effet de travaux collectifs et de vie commune. Attendre de cette implication physique, émotionnelle et mentale qu’elle endurcisse son être. Prendre conscience que sa propre puissance n’est ni à construire ni à tirer des tréfonds de son être par l’action d’une grâce divine. Ma puissance d’agir et de me réaliser a toujours été, elle rayonne malgré moi. À vrai dire, jusqu’à maintenant je n’ai su en mesurer l’ampleur ni même réaliser sa présence.
J’ai bien trop longtemps refoulé ma force pour ne voir l’existence qu’au prisme d’un pessimisme à la faiblesse enveloppante et asphyxiante. J’ai trop attendu des autres qu’ils me renvoient cette image forte sans prendre la peine de me regarder directement avec mes propres yeux. On s’habitue alors à la reconnaissance des autres, on s’en nourrit, on développe une addiction. Cette image-miroir m’a servi de béquille toutes ces années alors que je savais courir. Je suis devenue dépendante de l’image de ma force renvoyée par l’autre. Ce petit jeu pervers doit stopper. La force est instinctive, animale. Elle est là qui repose allègrement sur le sol de mes richesses. Il me suffit très simplement de me pencher et de saisir le voile qui la recouvre pour divulguer un monde à moi infini car définissable à l’envie.
Tout bien réfléchi, considérer que partir permet de trouver ou d’ériger sa force est un leurre. Partir c’est avoir un déclic, c’est entendre une alarme qui nous somme d’arrêter de chercher pour constater la réalité de sa puissance intérieure comme totale et active. Partir c’est chasser l’épais brouillard, c’est s’écouter et se donner du répit en prenant le temps d’avancer à l’allure appropriée.
13 .11
De la pertinence d’écrire encore à propos du départ.
Partir c’est remettre les compteurs à zéro pour paver son cheminement sur d’autres bases ; ou bien c’est le poursuivre mais d’une façon divergente, en ayant choisi une structure nouvelle pour un contenu en mouvement expérimental perpétuel.
Partir c’est d’abord une lutte avec soi-même, une transition vers un nouveau soi. C’est s’offrir un rythme dont on réalise qu’on ne saisit toujours pas la cadence au moment du départ. Un autre rythme dont il faut dessiner les limites soi-même et c’est là tout l’enjeu de partir.
Partir c’est une question de temps. Troquer un temps imposé par le travail rémunéré et dont l’administration nous échappe un peu pour un temps qu’il nous appartient entièrement de remplir car il nous est propre.
14.11
Partir c’est définitivement se faire violence, bouleverser son rythme habituel en l’abandonnant pour un flou à définir...
Comme on ouvre les vannes d’un barrage, comme on relâche le coton maintenu sur une plaie béante, la pression s’échappe. Et l’on peut fixer dès lors, impuissant mais fasciné, les ruisseaux qui se forment et fourmillent en tout sens jusqu’à conquérir la vallée ou le creux du bras.
Mathilde
ArbolSyMontañas
Pérégrinations en pays drômois
Des cornes et des hommes
Delirium sueño
Installation aquatique issue d'un délire rêveur, Cal Cagall (janvier 2017) Mine de carbone sur papier, plastique, vasque en marbre, coquillages & crustacés, dimensions variables. | |
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Óla Portugal !
Vingt-quatre jours en immersion dans trois éco-projets et quelques obstacles plus tard, nous voici au repos pour deux semaines. Un temps intermédiaire essentiel à la compréhension de ce mois lusophone et à l’introspection. Comment interpréter les péripéties que nous avons traversées ? Faut-il y lire quelques présages pour l’avenir ou au contraire faire se croiser ce vécu avec l’état actuel de notre vie et en tirer des leçons pour la construction de notre propre éco-projet ? Un peu des deux, nécessairement.
Sans avoir passé ta commande, les faits te tombent dessus et agissent comme des miroirs. Ils te renvoient ton mode d’être au monde et tu reçois ce colis en pleine face. L’atterrissage est parfois brutal mais il a le mérite de te sortir de ta torpeur et de te dilater les pupilles. Et alors, le réel s’affiche comme une évidence. Tu raccordes l’expérience tout juste vécue et sa signification avec le spectre plus large de ton existence.
Cela faisait dix semaines que l’on s’impliquait dans des éco-projets tous plus intenses les uns que les autres. On avait décidé que le reste du mois de janvier serait une période vacante – hors écolieux. Après quinze jours de vadrouille en Andalousie, on a mis le cap vers le Portugal en direction de la région de Sintra, un parc naturel proche de Lisbonne.
J’étais impatiente de reprendre le rythme de vie de volontaire. L’apprentissage par la pratique me stimulait et j’acceptais volontiers l'exercice d’un quotidien sobre en consommation d’énergies et de ressources naturelles, notamment l’économie de l’eau dont je commençais à faire mon cheval de bataille personnel. Un sentiment de satisfaction grandissant s’installait progressivement en moi. Je me sentais à ma place, ravie de m’investir pleinement dans cet écotour qui non seulement me rapprochait de mes convictions mais m’accordait la liberté de les éprouver réellement.
On a posé la maison nomade sur le parking de l’ecoaldeia de Janas un lundi matin, c’était le dernier du mois de janvier et l’air était très doux. Les portes du camion à peine refermées, un jeune homme a surgi de derrière un petit bâtiment blanc en forme de dôme. Souriant, à l’allure sautillante, il nous a conduit vers l’habitation principale. Nous apprenons qu’Etienne est arrivé un peu plus de deux mois auparavant pour être volontaire et qu’il projette de rester jusqu’à l’été prochain. L’éventualité de m’impliquer dans un écolieu durant une longue période m’avait déjà effleuré l’esprit. Je caressais à nouveau cette possibilité en pensant que ce serait un excellent moyen de me forger à la pratique de la permaculture en vivant toutes les saisons au sein d’un même endroit, pourquoi pas à Janas.
Cet écolieu semblait tout à fait correspondre à notre conception d’une vie équilibrée entre respect de la terre et des êtres y vivant et activités stimulantes sur les plans du corps, de l’esprit et de la relation affective. Son modèle était basé sur une agriculture biologique suivant la philosophie permaculturelle avec des jardins potagers et médicinaux, des forêts comestibles, des aires aquatiques et plusieurs éco-constructions servant de logements privés ou locatifs, de banque de graines ou encore de nurserie de plantes. D’autres bâtiments étaient dédiés à la réalisation d’ateliers, à l’élevage, à la culture de champignons ou encore à la fabrication de cidre. Une coopérative agricole défendant le biologique gérait les échanges entre la ferme et les autres producteurs et leurs produits étaient centralisés et valorisés dans une boutique ainsi qu’un restaurant. Un cycle à la logique évidente où chaque élément remplissait un rôle précis et interagissait avec fluidité avec le tout. Donc un lieu a priori ouvert au public. Un lieu qui se donnait comme mission de sensibiliser et de transmettre voire de former et où on pouvait s’attendre à voir éclore une connexion sociale, une communauté de gens soutenant un chemin de vie écologique.
Puis on a rapidement déchanté lorsqu’on a constaté :
> qu’Alfonso, le fermier, avait recours au tracteur pour labourer la terre ;
> que la majeure partie de notre travail de 36h par semaine, 6 jours sur 7 consistait à désherber, parfois sauvagement, ce qui revenait à assassiner un bon paquet de vers de terre ;
> que l’on ne recevait aucune explication sur l’enjeu de nos tâches si on n’insistait pas ;
> que les ampoules des bâtisses de la ferme étaient allumées en permanence ;
> que le restaurant censé être biologique utilisait également des produits issus de grandes surfaces ;
> que le dortoir des volontaires se situait en mezzanine de la pièce principale et était la proie du brouhaha provoqué par les workshops du week-end – dimanche étant le seul « day-off » de la semaine ;
> que les repas des volontaires n’étaient pas vraiment équilibrés ni diversifiés et que certains aliments provenaient de supermarchés agroalimentaires.
Ce qui nous a le plus dépité fut la distance délibérément établie par le couple porteur du projet avec nous autres volontaires. Nous l’avions ressenti dès notre arrivée quand, en guise d’accueil, Alfonso s’était contenté d’un bref salut au milieu de sa petite foulée. À mes yeux, il est inconcevable de bâtir un tel projet écologique en négligeant d’appliquer la philosophie pour soi-même et envers les autres. Ce décalage entre contenant et contenu, cette incohérence creusait un fossé trop important pour que nos rapports ne se tendent pas et que la stabilité du contrat moral ne vole en éclats.
Je dirais que l’ecolaldeia de Janas était pareille à un show-room de la vie écologique présentant tous les aspects nécessaires à la création d’un écolieu, proposant tous les workshops écolos à la mode et gérant un restaurant biologique à l’intérieur épuré et paré de meubles en bois.
En fin de compte, le véritable esprit d’essaim impulsé par l’écolieu résidait dans les liens tissés entre les volontaires. Ces derniers incarnaient l’éthique permaculturelle loin devant les résidents de la ferme davantage motivés par l’appât du gain que par la dimension humaine et sociale de leur projet. Et pour cause, la ferme était souvent déserte et le restaurant était rarement plein, excepté les jours de workshops où ça grouillait de monde. En dix jours, nous avons croisé assez peu de bénévoles de l’association. Bref, à mon sens, cet écolieu trahissait plusieurs volets de l’engagement écologique et ressemblait à une imposture. On a donc quitté le navire avant son terme et repris la route, laissant derrière nous, à contrecœur, les amitiés naissantes et la belle région de Sintra.
Africa dos Joaninhas c’était notre bouée de sauvetage pour échapper au poids que nous sentions s’appesantir sur nos épaules depuis notre installation à Janas. Et une fois arrivés sur place, ça a été la douche froide. Et ce n’est pas peu dire car là-bas, l’eau chaude, il n’y en avait pas, de même qu’il y régnait un boycott du papier toilette. Parachutés dans un univers de bric et de broc, une vie borderline, un écolieu en chantier, à la lisière du taudis et du danger sanitaire, on a douté.
Est-ce l’envers de Janas ? Un projet qui patauge, traînant à éclore par manque de moyens et subissant les phases d’inertie de sa fondatrice à l’équilibre un peu instable. Mais cette dernière est généreuse et nous accueille littéralement à bras ouverts dans son écolieu. Néanmoins, il m'est difficile d’appeler cet endroit un « écolieu » tant les rares structures érigées apparaissent miséreuses. Des jardins et un poulailler sont à l’abandon tandis qu’un édifice inachevé fait office de maison pour Patricia et sa fille de 13 ans. Cette dernière se pointe le plus tard possible après ses cours, préférant traîner avec ses copines – qu’elle se garde bien d’amener – plutôt que de rejoindre une maison dont une partie du mur est inexistante. Le soir, le vent glacial s’engouffre dans la cavité et fait gonfler les couvertures qui ont été suspendues là pour freiner l’entrée du froid et masquer le trou béant. Ici, le seul espace commun praticable comprend la cuisine et une salle de bain frugale et c’est un moulin à vent. Sauf que c’est février et que, pour la première fois depuis le début du périple, on sent la morsure de l’hiver s’enfoncer dans notre chair. On n’en revient pas que les deux jeunes sœurs berlinoises arrivées comme volontaires depuis 5 jours aient pour seule « chambre » une voiture en panne dont elles se partagent l’arrière aménagé en lit.
On tente de se convaincre que demain est un nouveau jour dont le soleil apportera sa lumière et sa chaleur sur nos corps engourdis. On regagne la maison nomade, on se prépare un thé bien chaud, on sort la guitare, un livre, on discute. Et finalement, on se met d’accord pour rester, toutefois pour une durée plus courte que prévu, car on peut bien supporter ces conditions assez rudes quelques jours. D’ailleurs, on se félicite à l’avance de ce que cette expérience nous apportera de capacité d’adaptation et de résistance.
C’est bientôt l’heure de préparer le repas. À la demande de Patricia, nous nous réunissons autour de la table de la cuisine en chantier. Elle veut nous présenter son projet et le fonctionnement de l’écolieu, ses règles de vie commune. C’est à ce moment-là, je crois, que le malaise latent a éclaté en moi. Nous avons fait face au dénuement de Patricia qui porte ce projet à bout de bras depuis dix ans. Quand elle en parle, c’est comme si le lieu existait déjà. Les jardins qu’elle nous décrit, la maison de ses rêves surplombant un futur lac dont elle nous montre les croquis. Tout paraît à la fois palpable et, pourtant, nous savons cette utopie encore si lointaine, presque inatteignable quand on considère l’état actuel des choses. Mon ventre se noue à mesure que j’écoute le récit détaillé de cette femme qui s’ouvre à nous. Elle nous confie qu’elle a eu un passage à vide pendant deux ans pendant lesquels elle a baissé les bras, mettant le projet entre parenthèses. Mon regard croise celui de François et je sais que nous sommes pétris du même sentiment gênant de pitié.
Puis Patricia nous explique les tâches à effectuer dans les jours à venir. L’achèvement d’une clôture autour du terrain, le démontage d’un poulailler abandonné, le nettoyage du sol en vue de l’accueil du public pour un atelier courant mars. En effet, des morceaux d’un plastique recouvrant un tas de sable se sont envolés et jonchent désormais l’herbe. Ils dansent et tourbillonnent sauvagement entre les arbustes. J’exprime alors mon incompréhension, ne devrait-on pas faire de la maison notre priorité ? Je suggère que l’on se concentre plutôt sur le problème du mur manquant. Il fait froid quand même et terminer ce mur aiderait pas mal à apaiser nos frissons, non ? Les têtes acquiescent et on se met d’accord. C’est François qui s’occupera, dès le lendemain, de préparer la future porte qui reliera la cuisine à la chambre à travers la future cloison en terre-paille.
À l’issue de cette réunion, je repense à toutes les urgences à régler pour rendre ce lieu viable et accueillant. Mais l’organisation a tendance à s’éparpiller en engageant des travaux sur plusieurs fronts à la fois. Ceci a le don de m’agacer et, me sentant impuissante face à l’ampleur de ce chantier, je glisse lentement vers une incertitude parfumée d’anxiété. Depuis que nous avons entrepris cet écotour, je m’implique dans chaque lieu comme si j’allais y passer le restant de mes jours. Bien que témoignant de ma motivation, cette attitude finit par se retourner contre moi quand je perds toute aptitude à prendre du recul sur le cours des événements.
De retour au camion, nous partageons nos ressentis et nos craintes quant à ce projet laborieux. François me dit qu’il souhaite faire sa part avant de mettre les voiles. Il répète « on fait ce mur et ensuite on s’en va, je veux terminer ce pour quoi je me suis engagé ». Mes pensées s’emmêlent et forment un labyrinthe dans lequel je m’égare. Ce lieu nécessite plus que tout de l’aide extérieure car tout y est à (re)construire. À l’instar du parc d’apprentissage Cal Cagall, c’est l’occasion d’apprendre les prémisses de la concrétisation d’un écolieu. Je finis par me persuader que l’on pourra supporter la rudesse de la situation et laisse passer la nuit.
Mais le matin nous surprend par la brutalité du froid. Je jettes un œil au thermomètre : 5°C. C’est la première fois que la température dans le camion est si basse au réveil. En arrivant dans la cuisine, Patricia s’apprête à conduire sa fille au collège. Elle m’indique le placard du petit-déjeuner et se rend compte qu’il reste deux portions de flocons d’avoine. Sauf que nous sommes quatre. Elle doit aller à Lisbonne samedi faire des courses, sauf que nous sommes jeudi. Il faut qu’elle file sinon sa fille sera en retard.
À son retour, on fait le point du matin avant de démarrer la journée. Malgré le travail effectué, je ne parviens pas à me réchauffer et le soleil se fait timide face au vent hostile. Au fur et à mesure que les heures s’égrènent, il faut se rendre à l’évidence : nous sommes transi de froid, il n’y a aucun espace pour se chauffer et l’absence de certains matériaux pour accomplir les tâches commencent à nous décourager.
Et alors c’est la fuite.
Vite, tu remballes tes petites affaires. Tu replies rapidement le lit tout en vérifiant que les bocaux sont bien maintenus sur les étagères. Et hop, en deux temps trois mouvements, vos vêtements sont rangés et les 3V (les trois vérifications) sont accomplies. Vérifier que le gaz soit bien éteint, check. Vérifier que le convertisseur soit désactivé, check. Vérifier que l’ordinateur soit attaché, check.
Tu sautes dans la cabine de conduite et tu mets le contact avec une pointe d’inquiétude au ventre car la batterie te joues parfois des tours par temps froid. Puis le camion démarre. Tu expires, soulagé, et enclenches la première vitesse. La maison nomade tressaille sur le chemin caillouteux et, sans un regard en arrière, tu t’échappes de ce bourbier tout en te répétant que tu as pris la bonne décision.
Je ne vais pas vous mentir, ce choix a été aussi dur à faire que sa mise en œuvre a été expéditive. J’ai remis en question sa justesse et soudain la culpabilité a surgi. Elle m’a assaillie, nauséeuse et transpirante, sur la route vers notre salut. Le malaise était oppressant. Nous étions des déserteurs et l’image de cette femme délaissée, bataillant pour sortir la tête de l’eau, me collait à la rétine. Des questions me lancinaient : avions-nous atterri dans ce lieu à dessein ? Était-ce une fenêtre ouverte sur un éventuel avenir pour nous si notre projet d’écolieu échouait ? Avions-nous besoin d’expérimenter des conditions de vie pénibles pour réévaluer positivement les nôtres ?
Les évènements qui se sont enchaînés par la suite m’ont parfois incité à penser que le karma opérait sa sentence en réponse à notre récente débandade.
Quinta dos 7 nomes. Colares, Sintra. 50 km de Lisbonne.
21 février 2018, 20h40. Voilà deux jours que ma moitié s’est évaporée. Hier matin, Alvaro nous a conduit à l’Hôpital. François était au plus mal. Complètement déshydraté, il ne pouvait ni marcher, ni se tenir droit et oscillait entre fièvre et vertiges. Cloué au lit depuis six jours par une grippe, son état s’était aggravé depuis deux nuits. Il délirait et se réveillait au matin en confondant ses rêves avec la réalité. D’avoir tant tardé à l’amener entre des mains expertes, je m’en suis mordu les lèvres. Mon impuissance face à son état m’a envahie et je me suis demandée à quoi bon lire autant d’articles et de documents sur la santé naturelle si je n’ai pas de solutions à apporter pour soulager l’être aimé ? Mais me tourner vers l’hôpital m’apparaissait exagéré car, dans mon imagination, il s’agit du lieu de l’urgence, de la gravité et du terrible, l’alternative ultime vers laquelle on se tourne en dernier recours quand rien ne va plus et que tous espoirs de s’en sortir seul sont vaincus. Il s’est avéré qu’en voyage, aller à l’hôpital est bien plus facile et efficace que d’aller voir un médecin. Mieux vaut, en effet, se tourner vers l’infrastructure qui contient en son sein tous les services nécessaires à l’enquête médicale.
Finalement, nous avons fait le bon choix en nous rendant à l’hôpital sans tarder davantage. Il avait une pneumonie. Cette salope de bactérie s’était logée dans son poumon gauche, au-dessus du cœur, alors qu’une grippe l’avait rendu vulnérable. Un beau combo quoi !
Son affection et ses conséquences m’ont fait réaliser à quel point je m’inquiétais trop des besoins des autres avant de me soucier de mon propre jardin. Pour lui, j’ai oublié toutes ces âneries que j’ai enfermées dans un sac et mises de côté pour me concentrer sur la manière de l’aider et de l’accompagner dans cette épreuve. Je devenais forte pour deux, je me libérais de ma propre oppression et décidais que, oui, j’étais bel et bien capable de rouler avec le camion sur de petites routes sinueuses sans connaître le chemin pour atteindre l’hôpital de Cascais.
Une partie de moi avait été séparée de son ensemble. Je comptais alors poursuivre cette voie du lâcher-prise pour pouvoir me lancer entièrement et avec confiance dans cette aventure qu’est la vie.
Aujourd’hui, je sors l’esprit de son embourbement. Je commence à respirer. Les embûches seront légions et, au front de ma crise psychique, me débattant tant bien que mal avec mes démons, mes résolutions éprouveront les douleurs que les inflammations répétées de mon corps ravivent à rythme régulier. Néanmoins, je continuerai à chercher ma clé.
Salvatrice Peniche
Colares minha ferida
Mirrors effect
West Sweden
Where is the moon ?
L'abîme du musée
L'histoire se déroule dans un centre de création contemporaine autour de la danse et de la performance qui se sait stimulé par son environnement rural. Au fin fond de ses terres verdoyantes, un wagon trône transformé en chambre à coucher/bureau/salon extérieur. Sa propriétaire décide d'en ouvrir les portes à l'imprévisible, à l'incontrôlable. Un espace privé rendu public, complètement à la merci des uns et des autres, les habitants éphémères d'une célébration artistique.
Le nombre infini d'objets empilés, entassés, accumulés donne au wagon des atours de musée, un musée de l'intime. Mais l'intime doit-il s'exiber? N'oublions pas que l'une des missions du musée est de valoriser les objets qu'il collectionne. Cette valorisation consiste à rendre (à nouveau) visible, perceptible, compréhensible un ou des objets, dans leur unicité ou bien les uns par rapport aux autres. Que se passe-t-il lorsque l'on met en lumière ses objets personnels? Des objets qui sont les référents de plusieurs histoires - l'histoire de leur créateur, de leurs utilisateurs, de leurs matériaux - lesquelles dessinent in fine l'histoire de chacun d'eux.
Pour remuer ce petit monde somnolent et provoquer de nouvelles histoires, j'invite des hommes et des femmes à se saisir d'un objet parmi la multitude éparse. Se faisant, j'incite l'extérieur à pénétrer l'intime, le public s'installe chez le privé. Puis, je leur demande de choisir un endroit autour du centre d'art pour prendre une photo d'eux avec l'objet. Une fois la photographie réalisée, nous retournons au wagon pour une phase d'écriture où j'interroge le participant sur son choix qu'il résume en quelques mots sur un post-it jaune. Je le laisse reposer l'objet là où il l'a trouvé en ajoutant à ses côtés le morceau de papier coloré. J'annonce que j'apporterai la photographie une fois imprimée pour compléter cette installation tripartite.
Chaque fois, l'opération s'effectue à deux, dans un moment particulier de création partagée où l'autre accepte de me suivre dans mon processus et de l'alimenter de sa propre spécificité. Cette participa.c.tion de l'autre s'exerce dans le choix de l'objet comme dans celui de l'emplacement de la prise de vue. Puis, il y a les mots qui, à mes yeux, incarnent une ouverture vers l'expérience personnelle de mes collaborateurs-créateurs vis-à-vis du lieu et de ses objets. Ainsi, j'ai abordé ce musée par une mise en abîme de l'intimité de la propriétaire du wagon à travers la mise à nue de chaque participant.
Mathilde
Août 2018, dans le petit village de Stolzenhagen, Brandebourg, Allemagne.